l'Homme des Bois
Je ne sais pas si je vous ai déjà parlé de Jean-Pierre, un de mes potes. Non ? tant mieux alors. C'est au coin du bistrot que nous nous sommes retrouvés lui et moi, il y a quelques semaines, non pas pour "tailler" une fois n'est pas coutume mais pour discuter de nous, de nos vies, loin de ce tumulte de nos jobs respectifs.
Je connais Jean-Pierre depuis de longues années, je suis au courant de sa vie de famille totalement bien rangée, avec femme norvégienne et deux enfants remarquablement élevés, très brillants. Lui-même Jean-Pierre est ce qu'on appelle un type bien, journaliste de renom, proche de la soixantaine, installé dans le plus bel arrondissement de notre capitale et d'une simplicité touchante. Doté d'un grand sens de l'humour, il ne se prend pas au sérieux. Bref, un rare ami à moi qui soit journaliste. Pour ceux qui ne suivent pas, ça veut dire que j'accepte de le voir et de déjeuner ou diner avec lui et qu'on est capables de parler d'autre chose que du boulot et de cette sacro sainte télé pour laquelle il travaille. Cela veut dire également qu'il ne s'est jamais servi de son physique reconnaissable pour se faire inviter dans les restos qu'il fréquente, même pas un apéro, non, parce qu'en plus cet homme ne boit pas ... d'alcool. Je sais ce que vous pensez et vous avez raison, je bois pour lui. Cela sous entend également qu'il ne sent pas supérieur à moi au prétexte qu'il trimballe dans sa poche depuis plus de 25 ans, une carte plastifiée bleu blanc rouge qui lui ouvre bien des portes. C'est pour ça qu'il est mon ami. Bref, venons en aux faits. La dernière fois que nous nous sommes accoudés sur le zinc, nous avons parlé famille. Parce que cela nous faisait du bien à tous les deux.
Il évoqua son père, parti trop tôt, sa maman élevant seule ses deux garçons. Beaucoup d'argent, beaucoup de biens immobiliers. Son frère Philippe et lui à peine majeurs et déjà à l'abri du moindre souci financier. Alors que Jean-Pierre avait un physique quelconque, Philippe lui était d'une beauté rare. Une vraie ressemblance avec Alain Delon, jeune je précise. Il termina brillamment ses études de médecine et devint un grand chirurgien. Il fit un mariage d'amour avec une magnifique blonde, et eut trois enfants. Il possèdait une maison dans le 16ème, une villa à Saint Tropez, un appartement à Deauville, un à Mégève, pilotait trois bolides différents. Enfin tout ce que vous et moi on rêverait sans doute d'avoir si on jouait au Loto. De son côté Jean-Pierre avait une vie mouvementée de par son métier mais simple, son mariage bien que tardif est une réussite.
Les années passèrent formidablement pour les deux frangins qui se retrouvaient régulièrement chez leur maman pour les repas de fête ou de famille. Puis la quarantaine approcha, et Philippe commença à s'ennuyer dans son foyer. Alors il prit un peu le large, rentrant moins souvent le soir, puis le week end, il délaissa sa femme et ses enfants. Celle-ci demanda le divorce, ce qu'il accepta volontiers. Jean-Pierre ne comprit pas mais épaula tant bien que mal ce frère qu'il sentait partir à la dérive. Il pensa que, comme pas mal d'hommes, il avait voulu connaître d'autres aventures. Mais il était loin de la vérité. Philippe décida de laisser la maison parisienne à son épouse et de revendre le reste de la totalité de ses biens. Ces sommes extravagantes revinrent donc à sa femme et ses enfants, Philippe ne conserva rien.
Vous me direz, quelle belle histoire mais banale non ? Je mourais d'envie de savoir pourquoi Jean-Pierre me racontait tout cela dans le détail, le connaissant il y avait forcément une chute à laquelle je ne m'attendais pas. Il reprit son récit m'expliquant qu'il proposa à son frère de venir s'installer chez lui. Mais ce n'était absolument pas l'intention de Philippe qui lui fit comprendre qu'il avait tout simplement besoin de changer de vie : il avait acheté une toile de tente, vous savez celle qu'on jette en l'air et qui d'un coup de baguette magique s'ouvre toute seule comme un parapluie, et partait s'installer dans les bois.
Je tentais de prendre ma figure des grands jours, celle où rien ne transpire sur l'état d'excitation de mes neurones, je gardais la bouche fermée mais n'avais qu'un souhait, lui poser la question qui tue : "ton frère a-t-il pêté les plombs ?" et aussi "pourquoi ne m'en as tu jamais parlé avant ?" "Non, mon frère a seulement pris un virage à 90 degrés"." Mais que fait-il dans les bois ?" "ll médite, enfin ça c'était encore le cas il y a 5 ans, maintenant il erre, pieds nus." Je m'entends encore lui dire "pieds nus?, comment ça ? il marche toute la journée pieds nus? " "oui et il voyage en France"." il y a 3 ans, nous étions partis en vacances dans le sud et nous savions qu'il était dans le coin, nous l'avons retrouvé et voulions l'inviter au resto ce qu'il a refusé, nous avons alors fait l'inverse, nous avons rejoint son campement et partagé son repas".
Je n'en revenais pas, les costumes Smalto, les chaussures Kenzo avaient laissé place à ... quasi rien. Et alors ? Jean-Pierre me fit comprendre qu'il avait fini par admettre cette situation mais que durant 3 ou 4 ans il ne pouvait en parler, ce qui n'était hélas pas le cas de sa mère qui ne s'en remit jamais. Nous avons fini notre déjeuner sur ces mots. En le quittant, j'étais bouleversée. Comment un truc pareil est-il possible ?
En tout cas, je vous rassure cela ne m'arrivera pas, je suis incapable de remettre en place ces foutues tentes de camping dans leur sac...